Adeline Rapon a entrepris un voyage à Trinité (Martinique) en octobre 2022, guidée par le désir de créer une série photographique explorant le lien entre la Vie et la Mort.
Commencée comme un reportage traditionnel sur la Toussaint, une célébration catholique profondément ancrée dans l'île, le projet a évolué vers l'érection d'un monument dédié aux Conteurs. Au fil de cette exploration, Adeline a plongé dans son propre attachement à la ville de Trinité, berceau de sa famille.
Le personnage central de cette série est le Conteur, représenté par Alin Légarès, une figure emblématique de la Martinique. Héritage de la culture ouest-africaine et propre à la culture des descendants d'esclaves, le Conteur accompagne les défunts en prenant la parole pour eux à travers des histoires et des jeux de parole. Cette tradition, jadis largement répandue, tend à disparaître au profit des célébrations catholiques.
À travers ses photographies, Adeline Rapon capture non seulement cette tradition en déclin, mais également son propre lien avec cet héritage culturel profondément enraciné.
"Je suis venue à Trinité, Martinique, pour réaliser une série photographique sur le lien entre la vie et la Mort. Débutée par un reportage classique sur cette célébration catholique, je me suis finalement retrouvée à ériger un monument aux Conteurs. Récit et explications.
En ce jour de Toussaint 2022, c'est d'abord à la messe que je suis allée. Dans la ville d'origine de ma famille, dans cette église ornée des meubles fabriqués par feu mon grand-père, j'attendais quelque chose qui me lie. En vain. Ce sont les mêmes litanies, le même fond de musique de karaoké qu'en Hexagone, le même temps étiré à l'infini. Qu'est-ce que j'ai cherché à célébrer alors que je ne suis d'aucune religion, ayant été élevée loin de tout rituel ? Pour moi, les morts vivent à travers les histoires que l'on se raconte, les savoirs et les gestes que l'on reproduit. Des rencontres que j'ai pu faire à Trinité, le fantôme de mon grand-père apparaissait systématiquement. Sans doute l'ai-je provoqué. Je voulais qu'on me le chante.
Dans le cimetière derrière l'église, j'ai écouté L., qui s'affairait à redorer les lettrages et les détails des tombes. « J'ai connu un Rapon... Il était menuisier ». D'une voix douce, il m'a parlé de la vie, de respect, de partage, de l'importance de sa tâche. J'ai photographié et filmé ses mains, elles parlaient aussi. Iels étaient plusieurs à s'affairer avant l'arrivée des familles, frottant les carrelages blancs, arrachant les mauvaises herbes, lavant à grandes eaux qui ruissellaient dans les rigoles de ce petit cimetière en pente. Ce sont des boulots comme d'autres, un moyen de se faire des sous que l'on soit jeune ou non.
Alain Legares, lui, vit avec et grâce à la Mort. Sans Elle, il ne chante pas : il est un des derniers conteurs de Martinique, ceux qui accompagnent les veillées à coups de yékrik et de tim tim, qui parlent lorsque le défunt ne le peut plus. Tradition spécifiquement martiniquaise née dans les cases au milieu des champs travaillés par des hommes et femmes esclavisé·e·s, c'est aujourd'hui une culture qui se meurt. Legares rit, hausse les épaules, fataliste. Il a cependant envie de raconter son histoire. Son récit durera plus longtemps que la messe, mais le temps a semblé ne pas vouloir s'étirer cette fois-ci. Une vie qui mériterait des livres, des films, des podcasts, n'importe quoi qui puisse la faire perdurer et répéter à l'envi.
Avoir son nom gravé dans la pierre est chose possible sans avoir à accomplir de choses immenses, mourir suffit. Se retrouver taillé·e de pierre requiert cependant que l'on considère que c'est en hommage à une « grande » vie, un « grand » impact qui mérite d'être transmis aux générations futures. Le on qui érige ces statues sont les décideurs, ceux qui ont les thunes et sont au dessus des autres (j'utilise le masculin à escient). J'aimais bien la Joséphine de la place de la Savane, sa silhouette décapitée était un pied de nez qui m'a toujours fait rire. Aujourd'hui, il n'y a plus rien et le vide n'a pas de sens. Je suis montée sur le talus, pour voir. Je n'y ai rien vu, si ce n'est que ma place n'était pas là.
Le sens est venu après. Un acte de réappropriation. Remplacer une femme blanche de famille esclavagiste par un vié nèg de la campagne dont le travail est une tradition purement afrodescendante mais mourante. C'est à la kilti, à ce qui fait un.e Martiniquais·e ce qu'iel est qu'il faut ériger des statues. J'ai demandé à Alain Legares ce qu'il voyait depuis son piédestal conquis. Il s'est marré et m'a raconté la fois où, au milieu d'une pièce de théâtre dans laquelle il jouait, il a improvisé et est allé pisser sur la « statue de Joséphine » sous les yeux interloqués de ses collègues. Une provocation de plus ou de moins, qu'est-ce que ça change ?
Comme souvent, on cherche une réponse simple et efficace à une interrogation. Vie et Mort ? C'est la base même de tout. J'ai trouvé des fantômes, j'ai trouvé des chants, j'ai trouvé des personnes qui faisaient lien. J'ai mélangé tout ça, pour un résultat hybride et peu habituel dans mon travail : il fallait ouvrir toutes les portes. Même si ça dérange."
novembre 2022